« La laïcité ne doit pas devenir un fondamentalisme »

« La laïcité ne doit pas devenir un fondamentalisme »
L’historien Pascal Blanchard revient sur ces crispations issues du passé colonial de la France qui ébranlent une laïcité voulue comme un socle pour le vivre ensemble.

Si la laïcité a toujours été une valeur centrale de la République — et elle l’est —, elle n’a pourtant jamais été une valeur d’exclusion, mais bien au contraire une manière de favoriser le vivre ensemble. Dans la Constitution de 1958, la laïcité était d’ailleurs omniprésente : « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances. ».

 » Désormais la France s’engage dans une direction de plus en plus dure… « 

Pourtant, cette vision s’est durcie avec la montée en puissance des immigrations post-coloniales et le contexte international, comme s’il fallait modifier le cours de l’histoire. Désormais la France s’engage dans une direction de plus en plus dure, contraire à l’article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme et de l’article 18 de la Déclaration universelle des droits de l’homme, qui est encore la norme dans la plupart des pays européens tolérants. En outre, le paradoxe est complexe pour les Musulmans entre leur souhait de vivre dans une France laïque et leur désir de vivre leur religion, comme le montre l’enquête de l’Ifop et de l’Institut Montaigne en 2016. En effet, 58% des hommes et 70% de femmes de confession musulmanes sont favorables au port du voile en France, et 81% revendiquent le droit pour leurs enfants à manger halal à la cantine. C’est dans ce contexte spécifique qu’il faut questionner la laïcité.

Au cours des dernières années, le contexte international s’est durci et la guerre en Syrie-Irak résonne en France avec les attentats et le départ de jeunes français au Moyen-Orient[1]. Le repli identitaire de la société française — dont nous avions parlé dans un essai à trois mains en 2015 Le Grand repli (aux Éditions La Découverte) —, d’une part, et ce contexte de crise interne profonde au cœur de l’islam, d’autre part, mais aussi le mal-être « arabe » d’une partie de la population issue de l’immigration, contribuent à faire de cette crise un moment de paroxysme absolu, au sein duquel le bras armé de la laïcité est devenu l’argument majeur d’exclusion des Musulmans de France.

 » Sommes-nous véritablement dans une rupture avec les conflits identitaires d’hier issus du temps des colonies ? « 

Notre modèle français est en train de devenir un modèle d’exclusion sous la pression des événements et des essayistes à succès néo-conservateurs ultra-assimilationnistes, imposant une exclusivité religieuse dans l’espace public (judéo-chrétienne) et excluant de facto toute présence visible des minorités religieuses, en réalité ethniques, en provenant de l’ex-empire colonial. Néanmoins, à écouter le maire du 16e arrondissement de Paris, on a le sentiment que ce ne sont pas les Musulmans qui posent « problème » en France, mais comme au temps de la Guerre d’Algérie, les Maghrébins, les Arabes, les ex-colonisés. Sommes-nous véritablement dans une rupture avec les conflits identitaires d’hier issus du temps des colonies ? Oui si l’on tient compte de la dimension « occidentale » de la crise. Non si l’on s’attache à un pays comme la France.

 » En réalité, c’est une guerre identitaire qui prend comme étendard la laïcité pour mieux viser une partie de la population. « 

En réalité, ce continuum de la guerre coloniale dans le présent prend la forme d’une guerre religieuse, comme si l’islam était l’unique problématique. De facto, la question est plus complexe. En réalité, c’est une guerre identitaire qui prend comme étendard la laïcité pour mieux viser une partie de la population. D’une certaine manière, la laïcité a été, comme le souligne Jean Baubérot (le spécialiste de la laïcité sous toutes ses facettes), falsifiée et pervertie par rapport à ses principes de 1905. Un siècle après la loi, elle est devenue une arme identitaire et un enjeu fort du politique entre deux visions de la société française, avec ou sans les Musulmans.

De fait, la laïcité a perdu ses fondamentaux pour devenir une machine à exclure l’autre au nom d’une société qui devrait se protéger face à une minorité en croissance démographique, face à une « colonisation inversée » pour certains polémistes fortement médiatisés depuis une décennie, depuis la révolte des quartiers populaires en 2005. Désormais, le symbole de la guerre des identités, serait la mosquée (et son minaret), la prière de rue (et ses babouches) et bien entendu le foulard signe d’oppression de femmes et symbole de la guerre des signes (Nicolas Sarkozy et, avec quelques nuances le Premier ministre Manuel Valls, disent publiquement que le foulard est la « servitude » de la femme).

La présence de ces signes de religiosité (et ils le sont) dans l’espace public sont devenus des attaques explicites contre la République. Ce combat n’est pas neuf, il rappelle la lutte aux temps des colonies, prolongée dans les années post-coloniales à travers la situation d’exclusion des travailleurs migrants et les vagues de crimes racistes contre les Maghrébins notamment. Puis, à partir de 1979 (date de la révolution en Iran et de l’invasion de l’Afghanistan par l’URSS), va naître un discours d’exclusion contre les Musulmans en France qui prend un tour médiatique avec l’affaire du foulard de Creil de 1989, sans oublier la dénonciation des grèves « islamiques » de 1983 par un gouvernement socialiste. Dans le même temps, les vagues d’attentats ont préparé en France cette focalisation sur l’islam, que cela soit en 1983, en 1986, en 1995 et bien entendu en 2012-2016. La polarisation sur le sol Français à travers les attentats des conflits palestiniens, algériens, puis moyen-orientaux, on fait du Musulman l’ennemi de l’intérieur que légitime la lutte des armées françaises contre l’ennemi extérieur au Mali, en Centrafrique, en Syrie, en Lybie ou en Irak. La « preuve » par les attentats n’est plus à faire, légitimant le discours des polémistes et celui des ultras de la politiques à travers le Front national et les ultras du parti Les Républicains. Désormais, à travers le combat pour la laïcité, un musulman est quasi un djihadiste qui sommeille.

Le tournant français de cette polarisation omniprésente sur les musulmans-maghrébins date sans conteste de 2001, aux lendemains des événements du 11 septembre, que prolonge la loi de 2004 interdisant le port du foulard dans les écoles publiques[2], avec pour prétexte une laïcité à défendre[3].

 » On a le sentiment d’un discours de rejet plus qu’un discours d’intégration qui se met en place avec cette laïcité de combat. « 

Désormais, le combat contre les signes religieux est devenu le combat à mener, et il n’y a plus de frontière. Lors de la rentrée scolaires 2015, dans un contexte tendu avec les attentats, on voit se mettre en place une série de mesures pour « mettre la laïcité et la transmission des valeurs républicaines au cœur de la mobilisation de l’École », que renforce la création d’une journée de laïcité chaque 9 décembre. Pourtant, on a le sentiment d’un discours de rejet plus qu’un discours d’intégration qui se met en place avec cette laïcité de combat.

La laïcité est devenue dans les discours publics la clé de voûte du vivre ensemble, comme si la question religieuse était devenue l’unique question centrale fixant une problématique unique avec les non-chrétiens, en fait les Musulmans. Dans cette guerre des identités ,en marche, on a le sentiment que la laïcité à la française, qui était une des forces majeures de la République, une de ses valeurs centrales, est en crise profonde. Elle ne parvient pas à « pacifier » le monde scolaire, ne permet pas aux Musulmans de trouver leur place dans la société française, et est devenu un objet de surenchère permanent, à droite comme à gauche.

 » Une autre partie de la réponse vient de notre manière dont nous allons regarder notre relation au passé colonial. « 

Certes, une part de la réponse doit venir de la manière dont les Musulmans vont vivre leur rapport à la France et vont digérer la crise qui traverse actuellement le monde musulman. Les échos vont inévitablement toucher notre pays et sa jeunesse en quête de réponses identitaires. Mais une autre partie de la réponse vient de notre manière dont nous allons regarder notre relation au passé colonial. Nous vivons un temps d’équilibre et cet équilibre se brouille dans une double dialectique apocalyptique entre un Orient qui rêve de revenir au califat par la terreur et un Occident qui se pense en déclin et se donne corps et âme aux populistes les plus virulents. Dans un tel contexte, sans abandonner ce qui fait les valeurs de la République à travers la laïcité, nous ne devons pas transformer ce que fut une matrice du vivre ensemble du début du XXe siècle en une machine à broyer la diversité de la société française, fruits de deux siècles d’immigration[4].

 

Pascal Blanchard, historien, chercheur au Laboratoire Communication et Politique (CNRS Irisso Paris-Dauphine). Il vient de codiriger Vers la Guerre des identités ? aux Éditions La Découverte, Atlas des immigrations en France aux Éditions Autrement et Les années 30. Et si l’histoire recommençait ? aux Éditions La Martinière.

 

[1] Cette tribune s’inspire très librement de notre article publié dans l’ouvrage collectif : François Durpaire, Christine Delory-Momberger, Béatrice Mabilon-Bonfils Lettre ouverte contre l’instrumentalisation politique de la laïcité, Paris, L’aube, 2017.

[2] Beatrice Mabilon-Bonfils, « Laïcité : une école qui crée de l’exclusion », The Conversation, 28 septembre 2015.

[3] Christine Delphy, « Feminists are failing Muslim women by supporting racist French laws », The Guardian, 20 juillet 2015.

[4] Pascal Blanchard, Yvan Gastaut, Hadrien Dubucs, Atlas des immigrations en France. Histoire, mémoire, héritage, Paris, Autrement, 2016.

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